Perşembe, Ocak 01, 2009

Levent Cantek : "L’auteur français le plus admiré en Turquie est Moebius"

La Turquie était l’invitée de la 60ème édition de la Foire du Livre de Francfort. La qualité de sa production de bande dessinée nous a surpris, de même que la maturité de la scène critique qui publie aussi bien des encyclopédies que des essais et des revues sur la bande dessinée. Rencontre avec le principal historien de la bande dessinée turque.

Comment caractériseriez-vous la situation de la bande dessinée en Turquie ?
Il y a une longue tradition de la BD dans notre pays, de façon irrégulière depuis plus de cent ans, puis régulière depuis les années 1930, mais cela toujours été relégué dans le domaine de la littérature pour enfants mal considérée par les éducateurs. Les comic strips américains, avec des artistes comme Alex Raymond, influencèrent profondément la bande dessinée dans les années 1930, en Turquie comme en Europe.

La bande dessinée turque prit du retard en raison du fait qu’elle a toujours dépendu des quotidiens qui la publiaient et qui lui ont longtemps préféré la BD étrangère. Il était impossible de lutter contre ces produits importés à bas prix, que ce soit qualitativement ou quantativement. Même dans la période dite de « l’âge d’or de la bande dessinée turque », entre 1955 et 1975, aucune production locale destinée à la presse enfantine n’obtint un succès populaire suffisant. Par conséquent, la plupart des talents se tournèrent vers la presse quotidienne.

Or, cette bande dessinée influença profondément les supports qui la publiaient : Les procédés de reproduction photographiques étaient jusqu’à la fin des années soixante encore déficients, ce qui favorisa le développement et la tradition du dessin dans la presse turque. Les auteurs qui y faisaient de nombreuses bandes dessinées, portraits, illustrations ou culs de lampe gagnaient à ce moment-là très confortablement leur vie. Les thèmes historiques, les figures héroïques nationales, l’érotisme même parfois ont durablement structuré la production turque de ces années-là. De grands quotidiens publiaient des BD dans leurs pages. Hürriyet, par exemple, passait deux pages en couleurs tous les jours. Millyet publiait dans les années 1970 des BD à thèmes nationalistes, principalement du matériel inédit. cette tendance se poursuivit jusqu’en 1975. Mais avec l’introduction progressive des moyens modernes d’impression, la photographie prit le dessus, entraînant le déclin du dessin. C’était la fin d’un âge d’or pour les dessinateurs turcs. La BD perdit radicalement son audience et elle n’est jamais revenue à ce niveau de popularité depuis.

En 1975, néanmoins, il y eut comme un rebond.
Oui. L’éditeur Haldun Simavi fut le premier à introduire des équipements offset performants. Grâce à ceux-ci, il put inonder le pays de journaux bourrés de photos et d’illustrations, qu’il diffusait de façon massive et abondante. On lui doit la création d’un magazine qui mêlait érotisme, humour et politique : ce fut Gırgır, un magazine qui tirait à plus de 500.000 exemplaires par semaine. Son incroyable succès suscita de nombreuses vocations de caricaturiste dans notre pays et fit passer définitivement la bande dessinée d’un genre pour enfants à une littérature pour les adultes, plus réaliste. L’Underground américain en particulier, des auteurs comme Crumb, Shelton, un certain esprit « fanzine », puis « punk » après 1990, laissèrent des traces visibles encore aujourd’hui dans notre création. Toutes les BD turques publiées depuis s’exprimèrent avant tout dans le registre de cet humour sarcastique, avec des dessins ironiques, satiriques et grotesques. Gırgır et ses concurrents immédiats vendaient jusqu’à un million d’exemplaires par semaine. Des auteurs comme Galip Tekin, Suat Gönülay, Kemal Aratan et Ergün Gündüz furent parmi les plus productifs de cette époque. Ils influencèrent profondément les générations suivantes.

Mais cette presse subit de plein fouet l’arrivée de la télévision dans les années 1990. Les médias imprimés chutèrent de 80% par rapport à la décennie précédente. Ne pouvant lutter contre la multiplication des chaînes de télé, cette presse se mit à prendre le contre-pied des tendances commerciales dominantes en favorisant des thèmes que le petit écran ne pouvait pas traiter. Faisant cela, la BD se marginalisa et ne retrouva plus le succès d’antan. Le magazine qui émerge dans cette seconde période est L-Manyak qui n’hésitait pas à aborder des thèmes ouvertement obscènes voire scatologiques.

Il n’y avait pas de censure dans votre pays ?
Évidemment ! Mais l’ambiance générale était à la subversion : celui qui transgressait les règles devenait célèbre du jour au lendemain ! Néanmoins, si les cibles typiques étaient les prédateurs, les vantards, les riches, les hommes d’affaires brutaux et ambitieux ou les personnes qui utilisent leur attraction sexuelle pour monter dans l’échelle sociale, si leurs couvertures affichaient une certaine laideur caricaturale volontaire, ne se refusant ni les représentations de violence, ni les pratiques sexuelles scabreuses, elles évitaient cependant, au contraire de ses prédécesseurs, à toucher à la politique. La style de bande dessinée impulsé par L-Manyac pèse encore aujourd’hui mais les styles se diversifient.

Cette bande dessinée prospère dans les kiosques, pas dans les librairies. Pourquoi ?
Parce que c’était une bande dessinée branchée sur l’actualité. Ces auteurs gagnaient suffisamment d’argent comme cela. Ils ne pensaient pas en faire des livres. Aujourd’hui beaucoup d’auteurs veulent leur album, peut-être davantage que ce que le marché peut absorber. Nous n’avons pas, ici à Francfort, assez de place pour les exposer toutes.

Tintin a été publié dans votre pays. Il semble que les éditions pirates ont été nombreuses, au point de faire l’objet de titres supplémentaires, comme Tintin et le secret de Marmara…
Oui, il y a eu pas mal de pirates, surtout en noir & blanc. Certains éditeurs publiaient sous copyright, mais d’autres s’en passaient. Encore aujourd’hui, les contrôles sont aléatoires. Hergé et Casterman s’y sont essayé mais ils s’y sont cassé les dents jusque dans les années 1970. Puis, il y a eu la publication d’éditions autorisées et cela se passe mieux depuis. Astérix, Lucky Luke, Spirou, Blueberry, Cédric… ont été publiés en turc. L’auteur français le plus admiré par les amateurs en Turquie est sans conteste Moebius. Les éditions italiennes Bonelli sont aussi très populaires chez nous : Dylan Dog, Tex, etc y sont publiés depuis longtemps.

Quelle est la situation des mangas dans votre pays ?
Il n’y en a quasiment pas ; deux ou trois titres, c’est tout. La plupart de ceux qui sont diffusés chez nous sont en anglais, destinés aux expatriés anglophones qui résident chez nous. Les Turcs qui lisent l’anglais les lisent et en débattent, en turc, sur des sites Internet spécialisés. Mais cette tendance est tirée par les dessins animés qui passent sur la télévision chez nous. Aucun de nos auteurs ne crée des mangas, pour l’instant.

Le seul auteur turc qui ait un peu de notoriété dans l’espace francophone est Gurcan Gürsel, l’auteur de Foot furieux chez Joker, un ancien de Gırgır.
Oui, il émigra dans les années 1990 en Belgique où il apprit la langue. Il put ainsi se faire publier dans ce pays. C’est le cas pour d’autres artistes turcs qui se font publier aux USA.

Comment se fait-il que les auteurs turcs, pourtant talentueux, aient peu cherché à se faire publier en dehors de leur pays ?
Parce qu’ils sont heureux chez eux, ils gagnent très bien leur vie ici, où ils ont un statut de Rock star et un bon nombre de groupies (rires), alors ils ne pensent pas à se faire publier ailleurs.

Combien d’auteurs vivent de leur métier dans votre pays ?
Je ne sais pas. Je dirais qu’entre 100 et 200 d’entre eux en vivent professionnellement.

Et combien de maisons d’édition en publient ?
Je dirais, sans en être sûr, une quinzaine.

Les « graphic novels » sont aussi à la mode chez vous ?
Bien sûr. Persepolis de Marjane Satrapi est paru chez nous. Des points de vente spécialisés en BD commencent à s’ouvrir et proposent des bandes dessinées d’auteurs turcs. Notez que nous ne faisons pas trop cette distinction chez nous car le mot que nous utilisons pour la bande dessinée, Çizgi Roman, signifie précisément « roman graphique ».

Quels sont les principaux magazines du moment ?
Gırgır existe toujours mais il n’a plus le succès qu’il avait avant. Ses ventes sont devenues anecdotiques. Les autres magazines présents sur le marché sont Leman et Penguen. Le grand magazine du moment est Uykusuz qui vend 75.000 exemplaires par semaine.

Quels sont les artistes actuellement les plus réputés ?
Ersin Karabulut, Memo Tembeliçer, Suat Gönülay, Kenan Yarar, Ergün Gündüz, Bülent Üstün, Yilmaz Aslantürk,… Et bien d’autres !

Les auteurs turcs peuvent parler de tout, y compris de religion ?
Oui, on peut parler de tout. D’une manière générale, ces auteurs satiriques n’aiment pas l’autorité : les profs, les patrons et le pouvoir de l’argent, les policiers, les religieux, les politiciens, etc.

Ils n’ont aucun problème avec ces autorités ?
Souvent, celles-ci aimeraient les traîner en justice mais les procès prennent tellement de temps à aboutir qu’en général, ils y renoncent. Un des dessinateurs de Uykusuz est actuellement poursuivi par le premier ministre mais celui-ci ne veut pas se faire passer pour quelqu’un d’autoritaire, alors les choses traînent...

À vous entendre, vous êtes le pays le plus libre du monde…
J’aimerais que ce soit vrai.

On est surpris de la qualité du travail critique fait en Turquie. Vous avez publié plusieurs ouvrages, ainsi qu’une revue, Serüven, d’un niveau que l’on aimerait voir plus souvent en France.

Jean-Pierre Mercier, conseiller scientifique du Musée National de la Bande Dessinée à Angoulême me dit la même chose. Ce n’est pourtant qu’une revue tirée à 1000 exemplaires. Nous sommes quelques-uns à faire la promotion de la bande dessinée dans notre pays. C’est un travail que nous faisons en plus de nos métiers respectifs. Je suis directeur de collection dans une maison d’édition et professeur à l’université d’Ankara en sociologie historique et pour l’histoire des médias. Je rêverais que nous ayons en Turquie un Festival comme Angoulême. J’y ai été invité une fois. Mais ils me voulaient moi seul. J’ai décliné : je ne trouvais pas raisonnable de m’y rendre sans mes amis, les artistes turcs de bande dessinée.

Propos recueillis par Didier Pasamonik
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